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“Youth” : Ô temps, suspends ton vol…

  • Marc-Olivier Fritsch
  • 22 avr. 2016
  • 7 min de lecture

De Paolo Sorentino (2015 – 124 minutes)

Avec Michael Caine, Harvey Keitel, Rachel Weisz, Paul Dano, Jane Fonda,…

Eureka ! Voici mon premier film vu en salle depuis la naissance de mon fils il y a un peu plus de 6 semaines. Comme pour « Old Boy », j’ai eu la chance de voir « Youth » dans le cadre du ciné-psy. Et je ne suis pas très étonné de ce choix car si le nouvel opus de Paolo Sorentino, très attendu après « La Grande Belleza », est parfois long et lent, il est extrêmement riche d’un point de vue psychologique.


Youth Paolo Sorentino

Indéniablement, ce film est un OCNI (objet ciné non identifié) ! Se déroulant dans les Alpes suisses, réalisé par un italien avec un casting international assez américain, il démarre sur des accents de comédie « so british ». Avec un humour décalé très "pince sans rire", on se dit qu’on va passer un agréable moment de légèreté.


L’apparence est trompeuse. « Youth » aborde une multitude de thèmes très profonds à commencer par le temps qui passe, le rapport au passé et à l’avenir et la confrontation à sa propre finitude.


En regardant des sommets enneigés au loin à travers un télescope, l’un des deux personnages principaux dit à ses jeunes assistants :

« Vous voyez la montagne là-bas ? Tout paraît vraiment proche. C’est le futur. Et maintenant…(il tourne le télescope dans l’autre sens), tout paraît vraiment très loin. C’est le passé ! »


Fred (Michael Caine) et Mick (Harvey Keitel), deux amis octogénaires, se retrouvent en effet dans une villa de luxe au milieu des Alpes suisses. L’un est un Chef d’orchestre mondialement reconnu mais retraité et l’autre est un réalisateur confirmé tentant de créer sa dernière « œuvre testament ».

Les deux sont entourés de nombreux autres pensionnaires de l’hôtel dont les vies sont à la fois source d’inspiration, de réflexion et de doute.

Youth Michael Caine Harvey Keitel

Fred et Mick ont deux manières différentes d’aborder leur fin de vie et de se confronter à la mort. Fred semble résigné. Sa vie est derrière lui, même la musique, sa passion, ne suffit pas à le tirer de sa torpeur. Tout le monde, à commencer par sa fille Lena, le traite d’apathique. Il paraît attendre la mort.

Mick, en revanche, est saisi d’une frénésie de création. Entouré de plusieurs jeunes assistants, il cherche inlassablement la meilleure fin à donner à son prochain film.


Fred et Mick sont en réalité les deux faces d’une même médaille : les deux ont peur. Ils sont terrorisé de ne plus être capables de créer des œuvres de même qualité. Sorentino aborde ici l’essence de l’existence : lorsqu’on ne peut plus ou qu’on ne veut plus créer, l’existence n’a plus de sens et mène souvent à la tragédie.


Ces pulsions créatives sont en effet au cœur de la vie. Le rêve est tout aussi important, mais il faut à un moment donné se lancer, produire, quel que soit le résultat. Car nous existons par ce que nous créons. Ainsi, sans se l’avouer Fred est bien entendu encore vivant. Dès qu’il entend ce jeune garçon répéter une de ses créations au violon, il ne peut s’empêcher d’intervenir. La flamme est toujours là, elle couve sous les braises de sa vie.


Cette même peur chez Mick et Fred est bien entendu celle de la mort. Que signifie-t-elle ? Pour soi, c’est sans doute la fin de tout. Mais pour les autres ? Elle pose la question de la transmission comme l’a abordé la psychanalyste Sophie Gilbert dans son commentaire d’après film. On ne cesse jamais d’exister aux yeux des autres, par leurs souvenirs ou par les créations que nous laissons derrière nous. Ainsi, transmettre c’est un peu vouloir exister après la mort. Cela permet de l’adoucir, de mieux l’accepter, de la conjurer et, au fond, de se rassurer.


Le désir créatif est aussi illustré par le personnage de Jimmy Tree, jeune acteur déjà star planétaire. Joué par un Paul Dano comme toujours très très bon, mystérieux et profond, Jimmy finit par incarner le rôle d’Hitler provoquant évidemment le choc auprès de tous les clients de l’hôtel. Jimmy explique alors :

« Je dois choisir, je dois choisir ce qui vaut réellement la peine d’être exprimé : l’horreur ou le désir ? Et je choisis le désir. Vous, chacun d’entre vous, m’avez ouvert les yeux. Vous m’avez fait voir que je ne devrais pas perdre mon temps sur l’absence de sens de l’horreur. Si je ne peux pas faire ça, je ne peux pas jouer Hitler. Je veux parler de votre désir, de mon désir. Si pur, si impossible, si immoral. Mais ça n’a pas d’importance car c’est ce qui nous rend vivant »

Youth Paul Dano

Vieillir c’est aussi voir son corps évoluer. Dans « Youth », Paolo Sorentino est d’ailleurs obsédé par les corps. Ceux de ces personnes âgées alignées dans la piscine extérieure, celui de Fred se faisant masser par une jeune femme mystérieuse ou encore celui, sublimissime, de cette Miss Univers vénézuélienne entrant nue dans l’eau telle une déesse de la beauté. Fred demande d’ailleurs à Mick : « Qui est-elle ?! » et son ami de répondre instantanément « God ! ».


Les corps ne sont pas que les enveloppes de l’âme qui flétrissent avec l’âge. Non, ils sont aussi notre premier instrument de communication. Cette jeune masseuse l’a d’ailleurs bien compris. Seule, elle danse devant son guide télévisé et se connecte au monde entier. Quasiment mutique, elle est pourtant extrêmement bavarde avec ses mains. Lorsqu’elle masse Fred, elle s’exprime mieux que quiconque. Son âme entre en contact avec celle de Fred.


Ce vecteur de communication qu’est le corps peut aussi devenir une prison. La laideur de cette jeune femme qui se prostitue difficilement auprès des vieux pensionnaires de l’hôtel ou au contraire l’éclatante beauté de Miss Univers qui empêche les autres de voir autre chose qu’un magnifique corps. Ainsi, Jimmy, qui la prend pour une belle idiote, se voit ridiculisé à son tour par l’intelligente répartie du mannequin !


Et oui, bien entendu, le désir sexuel est partout suggéré. Rien de malsain, juste le constat de son omniprésence. Là aussi, Sorentino sonde assez profondément la question. Dans l’un de ses rêves, Fred croise Miss Univers sur une grande place vénitienne : le muret sur lequel ils marchent les oblige à se croiser en se touchant. Pourtant, Miss Univers ne prête aucune attention à Fred, il n’est qu’un obstacle sur son chemin qu’elle poursuit d’ailleurs sans se retourner. Au contraire de Fred, totalement bouleversé par ce contact et qui la seconde d’après voit l’eau monter sur la place et le submerger. Submergé par son désir, il manque de peu de se noyer. Pourtant son réflexe de survie avant la mort est d’appeler sa femme en criant : toute la complexité du désir masculin résumé !!!


Quant à Lena (Rachel Weisz), la fille de Fred, elle aussi est aux prises avec le désir sexuel. Son mari la quitte pour une jeune femme mannequin sans saveur et se justifie par les piètres performances de son ex-femme au lit. Evidemment choquée et plongée dans des abîmes de doute, d’interrogation et d’incompréhension, Lena finit pourtant par admettre que son mari a peut-être été plus clairvoyant. Elle redécouvre « le parfum de la liberté » et le vertige de vie qu’il procure. Elle devient alors à nouveau l’objet du désir des autres hommes dans l’hôtel.

Youth Rachel Weisz

Désir créatif, désir sexuel mais aussi relations complexes entre pères et enfants. Lena, fille de Fred était en effet mariée à Julian, fils de Mick.

La relation entre Fred et sa fille est complexe, comme toutes les relations parents-enfants. Lena finit par avouer à son père à quel point sa passion pour la musique a étouffé toute la famille. Pourtant, elle est devenue son agent et travaille en quelque sorte au service de cette passion. Incroyable paradoxe ! Est-ce un sacerdoce ? La recherche de la sécurité sous l’aile protectrice paternelle ? Ou au contraire, l’incapacité à se penser autonome et capable de réussir par et pour soi-même ?

Quant à Mick, il méprise son fils. Au contraire de Lena, Julian n’a pas suivi la même voie que son père, préférant le monde lucratif des affaires à la grandeur de la création artistique. Plutôt que d’assumer sa responsabilité de père, Mick préfère rejeter la faute sur son épouse. C’est évidemment sa faute si Julian a choisi cette voie.


La difficulté d’être parent est soulignée par cette scène où Jimmy Tree rencontre une petite fille fan de lui et de ses films. Elle lui rappelle d’ailleurs une scène de l’un d’entre eux :

« Quand votre fils dit « Pourquoi n’as-tu pas été un père pour moi ? » et que vous répondez « Je ne pensais pas en être capable », j’ai compris quelque chose de très important à ce moment là : que personne au monde ne s’en sent capable, alors il n’y a aucune raison de s’inquiéter. »


« Youth » est aussi une ode à l’amitié. Celle de Mick et Fred, amis fidèle depuis plusieurs dizaines d’années. Lena est surprise que son père ne dise pas tout à son meilleur ami et notamment l’invitation de la Reine d’Angleterre à conduire une dernière fois un concert à Londres pour elle. Mais Fred explique le secret d’une amitié durable : « Nous n’avons jamais partagé que les bonnes nouvelles ! ».


Enfin, comment ne pas évoquer l’aspect esthétique de « Youth », marque de fabrique de Sorentino. La mise en scène est très travaillée, sa caméra fluide, glisse tout en douceur. Elle contraste avec ces séquences de plans fixes saccadés, juxtapositions d’images pour présenter divers pensionnaires de l’hôtel et à travers eux, toute la diversité et la complexité de la nature humaine. La musique de David Lang joue un rôle très important. Présente dès la scène d’ouverture, elle sublime à la manière d’un Almodovar beaucoup de scènes volontairement lentes. Les sons de la nature sont également très importants et donnent une touche très poétique au film comme lorsque Fred dirige un concert de cloches des vaches. D’ailleurs le décor montagneux avec ces paysages somptueux n’est pas innocent. Sorentino a choisi un hui-clos naturel pour souligner cette parenthèse dans la vie des personnages. Un peu comme dans le très psychologique « Sils Maria » d’Olivier Assayas. L’eau joue aussi un rôle très important. A la fois source de vie comme lorsque Lena plonge sous l’eau et semble renaître, et facteur de mort comme lorsque Fred manque de se noyer dans son rêve.

Et qui dire des acteurs ! Tous sont absolument formidables, sans exception, avec des apparitions jouissives de Jane Fonda, la Reine Elisabeth et de la caricature de Marradona ! Mais la mention spéciale revient à ce quatuor : les deux monstres sacrés que sont Michael Caine et Harvey Keitel, mais aussi Paul Dano et Rachel Weisz, totalement à la hauteur.


A la fin de sa vie, Mick s’énerve et dit à Fred : « Tu dis que les émotions sont surévaluées. C’est du pipeau ! Les émotions sont tout ce qu’on possède » !

Vibrer, croire, rêver, s’élever comme ce moine tibétain qui lévite au dessus de la terre. Voilà l’intention de Paolo Sorentino avec cette comédie douce amère atypique qui interroge philosophiquement le temps qui passe, la vie et la mort. Rien que cette audace mérite qu’on s’attarde à voir cette œuvre singulière.

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